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Les 5 étages de la sécurité émotionnelle

Ou comment intégrer la bienveillance dans les pratiques.

En ces temps d’Halloween [époque à laquelle ce billet a été débuté], les parties de jeu de rôle sur les thèmes de l’horreur, du thriller et du gore sont nombreuses.

Toutefois, quand on joue à se faire peur ou avec les émotions fortes en général, il faut prendre des précautions pour profiter de l’effet plaisant et amoindrir les effets négatifs : se renseigner sur le film de monstres que l’on nous propose pour s’assurer qu’il n’y a pas d’araignées quand on est arachnophobe ; mettre sa ceinture dans les montagnes russes ; être à deux pour rentrer le soir dans les rues après avoir vu Saw 6 au cinéma.

Pour simplifier, il y a la bonne peur qui nous fait délicieusement frissonner et crier dans les salles obscures et fêtes foraines, et la mauvaise peur, celle qui nous gèle les entrailles lorsqu'un chien nous poursuit ou que notre voiture glisse sur une plaque de verglas.

Franchement, vous iriez dans mon roller coaster construit dans mon garage avec une vieille grue et de la récup, qui n’a jamais passé la moindre homologation ?Non ? Vous avez bien raison.

La sécurité, c’est la raison de se mettre en danger, l’excuse pour faire une action osée sans avoir peur des conséquences ou d’une “punition sociale”, bref l’alibi pour pratiquer des choses différentes, nouvelles, autres.

Si l’on sait qu’il n’y a pas d’araignées dans le film et que les ceintures de sécurité du roller coaster sont règlementaires, on peut y aller en confiance et profiter de la peur. Et assurer cette sécurité, c’est faire preuve de bienveillance à l’égard d’autrui en permettant “une confiance tacite, mutuelle et réciproque” (Dakayl, 2018).

Ce qu'est la sécurité émotionnelle

Commençons par définir ce concept :

La sécurité émotionnelle, c'est le sentiment d’être respecté, le droit d’avoir son mot à dire autour de la table, de ne pas se faire harceler, d’être honnête et de ne pas subir d’agression ou d’offense émotionnelle (P. Vecchione, 2018). La rupture de la sécurité émotionnelle se produit quand quelque chose dans la partie provoque la détresse d’un (ou plus) participant(s). On désigne parfois cela sous les termes d'« agression » ou d'« offense ». La sécurité psychologique, comme on la désigne parfois, c'est la “croyance partagée par les membres du groupe que le groupe est un lieu sûr pour prendre des risques” (A. Edmonson, 2016). C'est la confiance dans le fait que le groupe n’embarrassera pas, ne rejettera pas ou ne punira pas quelqu’un qui s’est exprimé. C'est un climat de groupe caractérisé par une confiance interpersonnelle et un respect mutuel qui apporte un confort aux membres. Cette sécurité permet au groupe de mieux travailler et de “performer”.

A noter que le français "sécurité" est une traduction approximative de l'anglais "safety", comme le précise le traducteur sur PTGPTB : "dans sa version originale, cet article (et tous les autres sur le même thème) fait un large usage du terme « safety » dans une acception bien précise n’ayant pas de réel équivalent en français. Il est ici à comprendre comme regroupant des notions de confort émotionnel, d’harmonie et de respect des sensibilités, en plus du sens plus classique du terme « sécurité »".

Par ailleurs, on trouve parfois les termes proches de sécurité affective, d'hygiène émotionnelle, ou encore de culture de confiance. On peut donc rassembler tout cela sous la sécurité émotionnelle.

De la sécurité à la confiance

La sécurité émotionnelle est nécessaire à la création de la confiance. Elle repose sur 3 éléments :

  1. se mettre à la place de l’autre (comprendre, adopter, accepter son point de vue) ;
  2. communiquer avec bienveillance (écouter, s’exprimer sans violence, ni jugement, ne pas blesser) ;
  3. être positif, relativiser sa position, s’observer pour se remettre en question, converger vers l’autre.

Elle se construit par donc par :

  • le consentement éclairé ("La partie sera un slasher dont on sera les victimes et il y aura des thématiques sur la faim et la mutilation ? Bon, ok, je signe") ;
  • la tolérance à la différence ("Heu... moi le truc de la faim, c'est limite..." ; "Et la taxidermie, les momies, le formol, ça passe ?" ; "Oui" ; "Ok, je modifierai mon scénar") ;
  • la réponses au harcèlement ("Écoute, il a pas envie d'expliquer pourquoi ce thème le dérange, alors arrête de lui demander pourquoi. Si ça te convient pas, tu peux ne pas jouer avec nous") ;
  • la résolution des conflits.

Mettre en application cette sécurité

1er étage : la réduction des risques

[Avertissement de contenu pour ce qui va suivre : Suicide ; maltraitance animale ; accident de voiture ; mort]

Appliqué au jeu de rôle, voici ce que cela peut donner. Imaginons que je mène le scénario du film Le 6e sens. Lorsque je présente aux joueurs cette soirée Halloween & JDR en club, je commence par un briefing pour les avertir des “déclencheurs (en anglais trigger warning) du scénario, que ceux-ci soient au cœur de l’histoire ou de simples rumeurs sans incidence, pour leur permettre de juger si celui-ci est fait pour eux. J’annonce ainsi qu’il y aura des enfants, des morts-vivants, des cadavres frais, de la maltraitance d’enfant, des meurtres, des suicides, des maladies mentales.

Cela permet ainsi au joueur A, pour des raisons personnelles (par exemple il a assisté à un suicide et ne veut pas y être confronter à nouveau), de décliner l'invitation alors qu’il adore les films d’horreur. Le joueur B dira "banco", exprimant son consentement de manière éclairé.

Tout cela sans en révéler beaucoup plus que ne le fait la bande annonce du film.

Bref, je conçoit pour la partie de JDR, pour la table de jeu, un système de sécurité émotionnelle avec :

  • une phase de réduction des risques : briefing et consentement en amont (charte, contrat social, avertissements, etc.) ;
  • éventuellement une phase d'ateliers pour se familiariser avec les autres joueurs/les outils (2e étage de la sécurité émotionnelle);
  • une phase d'alerte (3e étage) ;
  • une phase de gestion des risques (4e étage) ;
  • une phase d'aftercare (5e étage).
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Encadré : Une approche système

Pour être efficace, la sécurité émotionnelle doit "faire système" autant en intégrant l'amont et l'aval de la partie (les 5 étages) qu'à partir de quelques principes centraux qui crée une culture globale de confiance et de consentement : “La sécurité des joueurs est plus importante que la partie de JDR”.

On applique ainsi, comme l'explique Safe hearts de Monsterhearts, les 3 cercles des responsabilités, soit par ordre décroissant :

  1. Envers soi-même : s’assurer que l’on se sent bien, définir des limites, se surveiller - Se protéger ;
  2. Envers les autres : écouter leurs limites, observer leurs réactions, collaborer avec eux - Aider les autres ;
  3. Envers son personnage et l’univers : chercher l’agentivité, respecter la cohérence, exprimer la richesse de la fiction - Vivre ensemble des histoires exaltantes.

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Ensuite, juste avant la partie de JDR, j’établis le contrat ludique avec les joueurs, notamment en fixant les lignes, les voiles, voire les focus de cette partie (F. Sintès, 2012) :

  • les lignes sont des limites quant à la possibilité ou non d’intégrer, voire d’évoquer certains thèmes dans la partie ;
  • les voiles sont les thèmes que l’on accepte de voir aborder, mais sous réserve qu’on ne les décrive pas (on jettera un voile pudique dessus) ;
  • les focus sont les thèmes que l’on veut explorer, pour lesquels on souhaite une aide des autres pour les mettre en lumière.

Le joueur B insiste à ce moment sur le thème des violences sexuelles, qu’il souhaite que l’on voile, sans apporter d'explication. En tant que MJ, j'éviterai donc de faire intervenir le fantôme d’un homme violé. Les autres joueurs éviteront aussi d'amener des choses en se sens (par leur background ou autre).

Le joueur C trace une ligne infranchissable sur la violence animale, en expliquant que son chien a été percuté par une voiture la semaine précédente et que s’il vient jouer, c'est notamment pour se changer les idées. Il n’y aura donc ni scène d’accidents ni fantôme liés aux animaux.

2e étage : les ateliers

Une fois ce contrat ludique posé, j’aborde la technique de la carte X (par exemple, ce pourrait être d'autres outils et techniques), en expliquant que l’on peut la brandir à tout moment (ou le safe word, ou le signe gestuel équivalent) lorsque l’on se rend compte que, malgré les précautions sur les déclencheurs, les lignes et les voiles, un sujet très dérangeant émerge. Je donne un exemple : le cas lors de la scène du cycliste mort dans Le 6e sens, anecdotique pour le scénario mais qui pourrait rappelle au joueur B la mort hypothétique d’un de ses amis au collège.

Si l'outil est nouveau, si a fortiori l'on sait que la partie sera thématiquement et émotionnellement chargée, on peut aller plus que la simple explication et illustration de l'outil avec un exercice d’échauffement d’avant partie (ou atelier). Cela facilitera l’usage de cette carte X en abaissant les obstacles psychologiques, par exemple avec des tours de paroles où chacun raconte une brève anecdote choquante ou horrifique jusqu’à ce que tout le monde ait eu recours à la carte pour suspendre une anecdote.

3e étage : l’alerte

Ceci mis en place, nous disposons maintenant d'un système d'alerte qui peut être actionné par n'importe qui dès lors qu'une situation problématique est suspectée. Les 1er et 2e cercles de responsabilité jouent ici leur plein rôle : le joueur situation de gène ne doit pas hésiter à déclencher une alerte, et les autres joueurs doivent être vigilants à ne pas franchir/soulever les lignes et voiles déterminées en amont ainsi qu'au bien-être de leurs camarades. Ainsi, si un joueur ne peut lancer l’alerte sur sa gène (qu'il n'ose pas ou qu'il ne puisse plus le faire), les autres qui soupçonneraient la situation devraient immédiatement lancer l'alerte à sa place, quitte à ce que ce fois une fausse alerte.

4e étage : la gestion des risques

Las, le joueur D, en racontant comment il a rencontré sa némésis, évoque une scène complètement périphérique au scénario initial et au contrat social : un accident mortel de VTT d'un PNJ de son background. Le joueur B se remémore alors la mort d’un de ses amis il y a 20 ans, l'émotion le prend à la gorge et, au bout de quelques instants, fait le signe "X", les bras en croix. Tous les joueurs s'arrêtent, se tournent vers lui et demande "ça va ?" ; "Tu veux faire une pause ?" B reste figé une dizaine de seconde, D lui propose un verre de soda, que B prend, avant de déglutir : "Putain, c’est con, mais ton histoire m'a rappelé Hervé... laissez moi juste respirer un peu, et on reprend". T'es sûr, s'enquière C ? "Oui-oui, juste passant à la scène suivante." La partie continue, les autres joueurs étant attentif à B, qui semble avoir repris des couleurs.

Voilà une façon de gérer une alerte signalant un véritable malaise. Mais il y a d'autres façons de faire, car chaque personne et chaque situation problématique est unique. Parmi les façon de faire, citons la politique de la porte ouverte (pouvoir quitter la pièce, voire les lieux, à n'importe quel moment et sans s'expliquer), la démarche sociale « Personne ne sera blessé » / « Je ne vous abandonnerai pas », les outils de calibration (comme mes cartes de sécurité émotionnelle), etc.

5e étage : l'aftercare

Après la partie, le MJ debrief avec les joueurs, évoque la carte X et son utilisation. Les joueurs donnent chacun leur "étoile" pour la partie et leurs souhaits pour la suite. Puis c’est la distribution et l'utilisation des xp et le calage du planning de la prochaine séance. Le MJ demande à B s'il y a des trucs qu'il voudrait éviter, mais B répond que ça va bien, qu'il a juste été pris par surprise.

Dans le bus de retour, B et C discuteront un peu du "temps de Mireille", puis de Hervé et enfin du match de Saint-Étienne.

Tout cela concours au réconfort et à la "redescente" après la partie et donc à l'arrêt du bleed out, cette persistance hors jeu des émotions ressenties en jeu.

Bibliographie

Mise à jour de l'article en "work in progress" du 24/06/2019.

Des cartes pour la sécurité émotionnelle

EDIT 2022 : les cartes et leur mode d'emploi finalisés sont disponibles sur icth.io.

Cela fait un moment que cela me trotte dans la tête, et cela commence à prendre donc je vous présente les esquisses de ces cartes de sécurité émotionnelle. L'idée basée sur les cartes X et O est de combiner en une aide de jeu une variété de moyens de communication (objet-carte, safeword, signe gestuel) des techniques voisines : carte X, Script edit, check in, opt out, etc.

Version simplifiée:


Cliquer pour agrandir

Ces cartes seront à terme accompagnées de quelques pages explicatives de ces outils et de crédits-références. Je me tâte aussi à faire des cartes d'aide à la création du contrat social et de charte de bonne conduite pour club/convention.

Qu'en pensez-vous ? Ca vous paraît trop confus ? Vous verriez d'autres types de cartes à ajouter ?