Une solution serait de jouer en mode "tourisme ludo-narratif", où les joueurs prennent leur plaisir à voyager dans un monde fictif pour découvrir des choses, des gens, des scènes, l'Histoire du monde, etc. Cette approche pourrait exploiter d'autres schémas narratifs que le classique "voyage du héros" et le schéma en 5 phases occidental en exploitant plutôt la mouvance Tend & befriend avec des schémas reposant sur la théorie de la fiction-panier ou le kishōtenketsu (cf. l'article « The significance of plot without conflict » (2012) sur still eating oranges).

Ce tourisme ludo-narratif pourrait se faire à 3 niveaux :

  1. Directement dans la diégèse, par exemple en jouant la princesse Irulan faisant une virée sur Dune bien avant les romans.
  2. Ou bien de façon métadiégétique, le joueur étant le touriste et son perso un simple "moyen de voyager" pour découvrir un jeu riche à background profond maitrisé par le MJ et inconnu par le PJ.
  3. On pourrait aussi imaginer une proposition façon isekai, courante dans les mangas/manhwas et rare chez nous (Code quantum par exemple, ludifié par Explo[nar]rateur), où l'on jouerait une personne IRL projetée de manière contrôlée (donc en contrôlant le "niveau de difficulté" et la fin de partie) dans la réalité virtuelle d'un JDR.

Dans les 3 cas, le MJ (ou un autre dispositif) serait une sorte de ludo-tour operator.

Le MJ créerait donc un autre type de campagne basée sur le voyage, les rencontres "ethnologiques"/culturelles, les paysages/scènes "typiques", la cueillette (de plantes pour un herbier, de coquillages-souvenirs, de photos, etc.), façon Ursula Le Guin. Le mode de jeu épistolaire pourrait être intéressant, ou juste un prétexte pour narrer/créer des aides de jeu (il faudrait que je lise Sur la Route de Chrysopée à ce propos...). L'un des avantages du "tourisme fictionnel" selon Sama64 serait d'éviter la monotonie, le phénomène de la carte postale (Tiramisù, 2019) en insistant sur les différences architecturales, les climats, la nourriture, les sensations, les cultures... Cela pourrait donner de très beaux moments de roleplay, d'immersion.

Setting matters, plot doesn't

Le but de ce type de campagne ne serait donc pas de "résoudre" une intrigue, comme bien souvent, mais de vivre des moments. L'aspect "intrigue" pourrait même être un problème car j'ai observé plusieurs fois, en tant que MJ ou que PJ, que des aventures prévues pour de l'exploration (donc peut-être "touristiques") ratent leur objectif car les protagonistes se concentraient sur la "résolution du scénario". Ce risque serait plus important dans les jeux qui ne sont pas centrés sur le ludotourisme et qui n'en font qu'une composante de leur proposition.

Car si l'exploration est au centre du JDR dès les débuts, à commencer par l'exploration géographique dans D&D et sa "pacification" du territoire, comme le rappelait Yoichi en 2017, je pense qu'il faut bien se focaliser sur du tourisme sans objectif de contrôle ou autre pour bien se démarquer de cette exploration et rester dans une optique de découverte gratuite, pour le plaisir de l'exotisme, du dépaysement et de la contemplation. Pour moi, le tourisme n'a d'autre but que le dépaysement, le loisir, tandis que l'exploration sert un autre objectif (résolution d'un mystère, défaite d'obstacle, contrôle d'un territoire).

A moins que ce ne soit pour conquérir sa timidité, vaincre son inculture, terrasser ses préjuger sur les cultures, déchiffrer les énigmes des langues inconnues... ce qui correspondrait au profil du ludotouriste expérimentateur/seeker (Cf. plus bas Roles tourists play) qui cherche un développement personnel/spirituel.

On pourrait donc dire que dans le tourisme ludo-narratif, le voyage et la découverte sont des motivations autosuffisantes, et les quêtes et périls ne sont que des conséquences du voyage, alors que dans un jeu classique comme Donjon et Dragon ou Star Wars, les personnages ont une quête et le voyage est souvent une conséquence de celle-ci (Cyrano, 2017).

Une autre idée serait non pas de créer des jeux dédiés au tourisme ludo-narratif, mais de fournir une campagne de ce type comme "campagne d’introduction" pour les joueurs néophytes d'un univers complexe, qu'il soit publié ou maison. Ce n'est que dans un deuxième temps, une fois l'univers découvert de la sorte, que l'on pourrait embrayer sur des aventures plus conventionnelles centrées sur des intrigues, de l'adversité. Ce serait le cas de la campagne La Couronne de l'Ombre pour Midnight d'après Cyrano.

On peut penser que l'approche ludo-narrative d'un univers crée un attachement différent des PJ audit univers qu'une campagne où ceux-ci demeurent dans un espace restreint et le parcourent en long et en large, explorant les moindres recoins et révélant ses intrigues. C’est certainement le cas, comme le fait de vivre dans un pays comme expatrié est très différent du fait de n'y séjourner que quelques semaines. Mais l'exotisme, le dépaysement, la découverte ont un "effet Wahou !" qui n’est pas négligeable. L'émerveillement est aussi générateur d'un attachement fort. Les souvenirs ("cartes postales", "courriers", etc.) pourraient renforcer cet attachement, comme le font les photos de vacances et carnets de voyage.

Toutefois, on peut voir des défauts ou des problèmes à cette approche et à l'utilisation de l'émerveillement : le jeu de rôle étant avant tout oral et social, il n'est pas évident de créer cet émerveillement visuel, sensoriel. C’est donc plus simple de le faire par les rencontres sociales, les interactions avec les gens, les communautés, et alors on risque rapidement de vouloir s'engager dans les intrigues locales, et donc de s'éloigner du tourisme.

Parmi les motivations d'expéditions touristiques, citons : les voyages (notamment si ceux-ci ne sont pas faciles et donc impliquent de la préparation, de bien connaître les lieux et les gens), les pèlerinages, les visites diplomatiques (ex: palais d'hiver à L5R), les scénarios montés comme des road movies (exemple cité par Nefal: In Troubled Waters/Les héritiers de Zola Fel pour RuneQuest/HeroWars, qui pousse les PJs à remonter la rivière des Berceaux -le Zola Fel- et à découvrir les différentes cultures, à aider ses habitants).

La réflexion continue sur Casus No.

Notes :

J'avais ouvert un fil sur "Le tourisme fictionnel, un mode de JDR ?" sur Casus No en 2017 suite à mes premières réflexions en 2016.

Jeux à explorer sur cette thématique : Ryuutama, Wanderhome, Fading Suns, Talislanta, Rêve de Dragon, Guildes (en mode voyage scientifique), Eclipse Phase, Star Trek, Mutant Year Zero et sa proposition d'exploration de l'environnement, Doctor Who, Happy.

Aventures à explorer sur cette thématique : le scénario "Il était une fois" d'Aventures pour Cœurs Vaillants (une déambulation dans un 7hex), la campagne Golden Voyage pour ADD2/Al Qadim, la campagne Terreur sur l'Orient Express.

Commentaires

Pour Meuh (2017), “Talislanta ça a toujours été avant tout un jeu de tourisme med-fan. Tu joues un groupe d'aventuriers qui se baladent dans l'univers et le MJ te fait rencontrer successivement les différentes races/cultures les unes après les autres, à chaque fois en présentant une petite intrigue qui prend en compte les spécificités locales pour mieux les faire découvrir. Dans cette optique, ça marche du tonnerre.”

Pour par Elijah Shingern (2017), celui lui fait penser au pèlerinage, et donc "à Fading Suns : Le groupe des joueurs est souvent constitué d'un noble qui voyage (pour des raisons qui sont vraisemblablement des prétextes pour ces tribulations) avec son confesseur et le reste de sa suite ; la visite de planètes, de continents différents, la découverte de peuples et de coutumes différents est une constante."

Whidou, de son côté a déjà "mené une campagne tourisme dans l'univers d'Eclipse Phase [en 2016]. L'univers au global est foutraque, mais en visitant les planètes et thèmes un à un pour s'intéresser à leurs particularités, il y a un panorama très intéressant à explorer. C'était l'occasion pour les joueurs et personnages de découvrir l'univers par petites touches, ça a bien marché."

Une ressource: Roles tourists play

Dans un article de 1992,  on trouve une classification des touristes qui peut aider à créer des jeux ou des aventures adaptés aux différents types possibles de ludotouristes. Il y est notamment dit qu'“une solution à trois dimensions suggère que les gens adoptent leurs comportements touristiques préférés quand ils sont dans des endroits où ils trouvent un équilibre optimal entre familiarité et étrangeté, stimulation et tranquillité et structure et indépendance”.

Type de touriste de loisir:
Le ludotouriste explorateur

  • Anthropologist (ANT) Mostly interested in meeting local people, trying the food and speaking the language
  • Archaeologist (ARC) Mostly interested in archaeological sites and ruins; enjoys studying history of ancient civilizations
  • Explorer (EXL) Prefers adventure travel, exploring out of the way places and enjoys challenges involved in getting there (>exploration difficile)
  • Escapist (ESC) Enjoys taking it easy and getting away from it all in quiet and peaceful places (>exploration contemplative)


Le ludotouriste “People”

  • Jetsetter (JST) Vacations in elite world class resorts, goes to exclusive night clubs, and socializes with celebrities  (>PNJ célèbres, par exemple Harlequin à Shadowrun, Vador à Star wars, Henri IV dans un jeu historique, Sherlock Holmes dans un jeu sur le XIXe siècle, ou encore jouer avec des auteurs, des MJ, des PJ célèbres, façon Will Wheaton par exemple).

Le ludotouriste “consommateur”

  • Organized Mass Tourist (OMT) Mostly interested in organized vacations, packaged tours, taking pictures and buying lots of souvenirs (>scénario toboggan et jeux mainstreams ?)
  • Independent Mass Tourist (IMT) Visits regular tourist attractions but makes own travel arrangements and often “plays it by ear” (>scénario et jeux indé ?)
  • High Class Tourist (HCT) Travels first class, stays in the best hotels, goes to shows, and dines at the best restaurants (>goodies et mise en scène de la partie, jeu en performance ?)

Le ludotouriste expérimentateur

  • Seeker (SKR) Seeker of spiritual and/or personal knowledge to better understand self and meaning of life (>expérimentation, des règles, des genres, des concepts de perso, des thèmes ?)

Le ludotouriste Action & Frisson

  • Sport Lover (SPL) Primary emphasis while on vacation is to remain active engaging in favorite sports + Thrill Seeker (TRS) Interested in risky, exhilarating activities which provide emotional highs, such as sky diving  (> scènes d’action, de combat ?)
  • Action Seeker (ACT) Mostly interested in partying, going to night clubs and meeting the opposite sex for uncomplicated romantic experiences
  • Drifter (DTR) Drifts from place to place living a hippie style existence
  • Sun Lover (SNL) Interested in relaxing and sunbathing in warm places with lots of sun, sand and ocean

Remerciements

La communauté de Casus No, en particulier les échanges en 2017 avec Sama64, Dude, Wolion, Yoishi, Meuh, KhayMarn, Cyrano, Hubeuh, Pseudo, Elijah Shingern, Nefal, Fabulo,etc.

Autres ressources

Playlist des tables rondes de la CyberConv 2.0 de 2020 dédiées au voyage.